Interview / Luc Gérard Nyafe : « Ce n’est pas la légitimité de Vital Kamerhe qui est en procès, mais l’existence ou non d’un comportement criminel et de malversations »

L’homme d’affaires congolais, qui est par ailleurs ambassadeur itinérant du président Félix Tshisekedi, nous fait part de ses réflexions sur l’actualité et énumère aussi quelques pistes d’actions à mettre en œuvre pour faire face à la crise sociale que ne manquera pas de provoquer la pandémie de coronavirus en RDC. Depuis Bogota, en Colombie, où il est confiné avec sa famille, Luc Gérard Nyafe ne rate rien de ce qui se passe en RDC, malgré le décalage horaire. Le procès en cours visant Vital Kamerhe ne le laisse pas indifférent. Pour lui, quelle que soit l’issue de ce procès, les grands gagnants seront la justice congolaise et l’Etat de droit.

Enjeux Africains : Depuis quelque temps, on enregistre une série de morts dans l’entourage du président de la République, ce qui alimente diverses rumeurs. Les uns parlant de morts du Covid-19, d’autres d’empoisonnements, etc. Qu’est-ce qui se dit dans les allées du pouvoir et que doit faire le chef de l’Etat ?

Luc Gérard Nyafe : Le monde entier vit sous les effets de la pandémie du Covid-19, une crise sanitaire sans précédent au cours du dernier un siècle. La communauté scientifique internationale a été surprise que la maladie n’ait pas fait plus de victimes en Afrique et chez nous en particulier où tous les pronostics prévoyaient le pire. Cette maladie se caractérise par un niveau de contagion très élevé. Les épidémiologistes estiment que chaque patient atteint du coronavirus infecte en moyenne trois personnes, en particulier pendant les premiers 7-10 jours où la maladie est asymptomatique.

La présidence de la République a un niveau d´activités et de réunions supérieur à la normale, ainsi que de nombreux contacts avec l’étranger. Il suffit donc qu’une personne infectée ait maintenu des contacts avant la mise en place des mesures de confinement et du cordon sanitaire autour de la présidence pour créer un foyer infectieux, qui s’est propagé et continue peut-être à se propager atteignant plusieurs personnes au sein du cabinet. C’est ainsi que la maladie a emporté beaucoup de gens qui nous étaient très chers et des collaborateurs précieux du Président.

Les docteurs Jean-Jacques Muyembe et Roger Kamba sont mieux placés que moi pour donner des recommandations quant aux mesures sanitaires à prendre. Mais je pense qu’un dépistage généralisé et obligatoire de l´ensemble du personnel de la présidence et une désinfection des locaux, ainsi que l’application plus stricte des mesures barrières, de détections et de mise en quarantaine devraient permettre d’éteindre le foyer d’infection. Je suis conscient que des rumeurs de complot et d´empoisonnement collectif circulent, mais je pense qu’elles sont le fruit de l’imagination d’esprits angoissés par cette épidémie.

Où êtes-vous actuellement et quand comptez-vous rentrer à Kinshasa ? Avez-vous un bureau au Palais de la nation et comptez-vous vous y rendre à votre retour?

Je vis entre Bogotá et Kinshasa. Je suis en confinement avec ma famille en Colombie où l’isolement a été l’un des plus stricts au monde : il est en place depuis le 10 mars et se poursuit jusqu´au 12 juin. Je rentre dès que possible à Kinshasa où je réintégrerai mon bureau au Palais de la nation. Et oui, bien sûr, je m’y rendrai si les responsables de la sécurité sanitaire m’y autorisent.

Quel commentaire vous inspire le procès visant Vital Kamerhe, le directeur de cabinet du chef de l’Etat ? Où sera- t-il en 2023 ?

Pour bien comprendre l’affaire Vital Kamerhe, il est important de rappeler l’attachement profond du président de la République au rétablissement de l’Etat de droit. Ceci passe, entre autres, par une justice indépendante et un respect fondamental à la présomption d’innocence. Pendant sa campagne et depuis son élection, le président de la République a répété à maintes reprises qu’il ferait de la lutte contre la corruption l’une des priorités de son mandat. Il a également indiqué son intention de redonner à la justice son indépendance et sa capacité à faire appliquer les lois de la République sans discrimination, mais aussi sans aucune exception ni privilège, car « nul ne doit être au-dessus de la loi ». Beaucoup lui ont d’ailleurs reproché en début de mandat son apparente inaction lorsque différentes « affaires » ont éclaté comme celle dite des « 15  millions dollars US» ou encore les rumeurs sur des détournements de fonds destinés aux travaux du programme dit « des 100 jours ».

En réalité, dès les mois de juin et juillet 2019, soit quelques mois après son élection, le président Tshisekedi fait saisir la justice pour enquêter sur ces dossiers. Et lorsque des pressions sont exercées sur les enquêteurs, il est intervenu pour leur garantir leur l’indépendance dans leur travail, assurer leur protection et les a invités «à aller jusqu’au bout de leur enquête, peu importe où celle-ci mènera». Le nom de monsieur Kamerhe a été cité assez tôt dans la tourmente médiatique qui a suivi ces affaires et l’opinion publique, comme la presse a réclamé «sa tête». Le président de la République n’a pas cédé à la pression et a même renouvelé sa confiance

à Vital Kamerhe en rappelant son attachement à ces deux principes : indépendance de la justice et présomption d’innocence. Aujourd’hui, les éléments de l’enquête ont mené à une mise en examen de monsieur Kamerhe, qui a droit à un procès public et transparent qui déterminera sa culpabilité ou son innocence. Jusqu’à la fin du procès, il reste présumé innocent. Au terme de celui-ci, il sera soit innocenté, soit reconnu coupable.

Dans tous les cas de figure, les grands gagnants seront la justice et l’Etat de droit en RDC. Le procès en cours a par ailleurs permis de mettre la lumière sur de nombreux dysfonctionnements de l’Etat, ce qui est une bonne chose. Je tiens à signaler également qu’il y a eu plus d’arrestations et de mises en examen pour corruption au cours des seize premiers mois de la présidence de Félix Tshisekedi qu’au cours des 60 années qui ont précédé son élection. Il faut être bien naïf pour penser qu’il n’y avait pas de corruption avant ! La bonne lecture étant plutôt qu’aujourd’hui elle est combattue.

Etait-il à sa place à la présidence de la République ? N’y-a-t-il pas eu une erreur de casting?

Vital Kamerhe est une personnalité de la scène politique de la RDC depuis des décennies et l´alliance Cach que le Président a conclue avec lui est une alliance entre groupes politiques et non entre personnes physiques. Cette alliance n’est pas remise en question. Le procès en cours implique Vital Kamerhe et ses éventuels complices, qui doivent répondre personnellement de leurs agissements. Il ne s’agit pas d’un procès de l’UNC, ni d’une remise en question de l’alliance politique. Dans une configuration politique différente, M. Kamerhe aurait été en mesure d’aspirer à la Primature. Le résultat des urnes et la coalition avec le FCC le font se rabattre sur un rôle différent. Je dirais donc qu’au vu du résultat des élections, il est à sa place exerçant un rôle important dans la coalition. Aujourd’hui, ce n’est pas sa légitimité qui est en procès, mais l’existence ou non d’un comportement criminel et de malversations.

La propagation du Covid-19 est plus lente en Afrique qu’ailleurs. Comment l’expliquez-vous? Quelles leçons l’Afrique peut-elle donner au monde entier ? Est-ce la fin de l’afropessimisme ?

En effet, la maladie semble jusqu’ici avoir frappé l’Afrique de manière moins brutale que le reste du monde. Il est indéniable que l’existence en Afrique de nombreuses maladies virales dangereuses a poussé la majorité des pays africains à réagir plus vite que d’autres, notamment par la fermeture des frontières afin de  limiter au maximum l’entrée du virus. Néanmoins, il ne faut toutefois pas bomber le torse trop vite. Nos systèmes de santé restent totalement inadaptés à nos besoins tant en couverture géographique, comme en capacité d’accueil ou de résolution. De plus, le confinement chez nous est resté très léger pour des raisons socio-économiques évidentes. Le bon résultat jusqu’ici du contrôle de la pandémie sur le continent est donc sans doute dû à des facteurs naturels tels que la réponse immunologique des Africains dont les corps sont plus exposés aux attaques virales et bactériennes, le climat, la jeunesse de la population, etc. Mais face à cette maladie nouvelle au comportement encore très mal connu, il est trop tôt pour baisser la garde ou crier victoire. La pandémie a mis en avant une fois de plus le sous-investissement en infrastructures, en personnels et en équipements de l’Afrique pour faire face demain à une crise similaire. Et ces constatations doivent pousser tous nos pays africains à travailler sur l’augmentation urgente de notre capacité de réponse.

Comment le président Félix Tshisekedi pourrait-il rebondir après la crise sanitaire due au coronavirus ? Que lui conseillez-vous pour la période post-Covid-19 ? Quelles initiatives doit-il prendre ?

Si la crise sanitaire semble jusqu’ici nous avoir épargnés, elle a mis en avant la grande fragilité de notre économie et de nos institutions ainsi que la dépendance insoutenable vis-à-vis de l’aide extérieure. Les 18 mois qui viennent vont nous confronter à une crise sans précédent, car elle sera à la fois interne et externe, et notre pays, dépendant des importations et de l’aide financière extérieure ne pourra pas y avoir recours comme auparavant car le monde entier sera occupé à régler ses propres problèmes. Cette situation exceptionnelle peut toutefois se transformer en opportunité et la crise servir de catalyseur pour une transformation structurelle de l’Etat et de notre économie. La présidence et le gouvernement doivent impérativement réduire le train des dépenses centrales et entrer en mode de crise avec un niveau de dépenses minimum pour tout ce qui n’est pas investissement dans le social, la sécurité et l’économie. Il faut débloquer les rouages bureaucratiques qui empêchent la mise en route des grands projets d’infrastructures (Inga, les aéroports, les corridors Ouest, Sud, Nord et Est, le pont vers Brazzaville, le Port de Banana, etc.) . Il faut utiliser le carnet de commande de l’Etat pour booster les entreprises nationales et le local content [ou l’intégration des entreprises et de la main-d’œuvre locales par les multinationales dans leur processus de production]. Et enfin, radicaliser la lutte contre la corruption et la fraude fiscale afin d’assurer les recettes propres. Enfin, la fiscalité doit être revue pour être un moteur pour la création d’entreprise et l’ouverture du marché aux investisseurs. Nous devons adopter une gouvernance d’état d’urgence, car nous menons un réel combat contre la crise et appeler à une trêve politique avec toutes les tendances politiques afin de nous rassembler, en tout cas jusqu’aux prochaines échéances électorales afin de lutter ensemble contre cette crise. Les Congolais ont montré depuis longtemps leur résilience faces aux crises de toute nature que le peuple a subies depuis la nuit des temps. Il est temps de transformer cette résilience exceptionnelle en une source de force et d’avantage concurrentiel pour le pays.

Les deux premières années du quinquennat sont presque perdues. Cela ne vous fait-il pas peur pour la suite? Que faire pour répondre aux attentes des Congolais en partie déçus ?

Je ne partage pas forcément votre constat d’échec, et même si je comprends que le niveau de pauvreté de notre pays et la frustration accumulée font que les attentes sont énormes et presque impossibles à satisfaire, il faut quand même souligner les résultats, non pas après deux ans comme vous le dites mais après dix-sept mois (le Président est entré en fonction à la fin du mois de janvier 2019). Pour gouverner et implémenter le changement, il faut une volonté et une vision certes, mais il faut aussi des moyens. Et avec une économie dont la capacité de production de ressources fiscales propres était autour de 4 milliards de dollars US par an, soit moins de 50 dollars par an par habitant pour remplir toutes les responsabilités de l’Etat, il fallait impérativement commencer par rétablir la crédibilité internationale de la République auprès des partenaires internationaux qui avaient, pour la plupart, mis la RDC sous sanctions ou sous service minimum depuis le rendez-vous électoral manqué de 2016. Le Président a donc entamé un agenda de voyages acharné afin de rouvrir les portes qui nous étaient fermées et en ouvrir de nouvelles afin de nous donner accès au financement international. Ces voyages, qui ont culminé avec le sommet des Nations unies à New York, ont permis au pays d’avoir accès à des programmes de financement divers et variés qui vont permettre d’augmenter de près de 50 à 60% les ressources disponibles pour la mise en place de l’action gouvernementale. Et ceci pendant une période durant laquelle le pays était sans gouvernement, faute d’accord avec les partenaires de la coalition actuelle. Même si ces ressources fraiches ne se manifestent pas immédiatement (il faut en général 6 à 12 mois) à cause des délais d’implémentation, c’était un préalable indispensable à toute action. Ensuite, le Président a rétabli des rapports amicaux et de coopération avec nos voisins directs avec lesquels les tensions servaient à alimenter des foyers d’insécurités à l’intérieur de nos frontières. Quand bien même la situation reste critique dans certaines régions du pays, comme au nord-est, de grandes avancées ont été réalisées, notamment dans les Kasaï où des bandes criminelles comme celles de Gédéon Kyungu ou la secte politico-religieuse Bundu Dia Kongo, dans le Kongo Central, sévissent depuis des décennies et en toute impunité ont été appréhendées et neutralisées par les forces de l’ordre.

Des avancées importantes ont été faites sur le plan des Droits de l’homme et des libertés civiques. Il y a à peine deux ans la police et l’armée tiraient sur les manifestants et de nombreux jeunes perdaient la vie, entre autres mon ami Luc Nkulula, du mouvement Lucha, au nom de la liberté de vote. Aujourd’hui, il n’y a plus de prisonniers d’opinion et les adversaires politiques du Président, interdits de séjour sous l’ancien régime, circulent maintenant librement, s’expriment et exercent leur rôle politique en toute liberté. Ensuite sur le plan social, qui tient tellement à cœur au président de la République, la mise en place de la gratuité de l’éducation primaire va permettre à terme de réduire de plus de 16 millions le nombre de personnes en situation de pauvreté extrême. Ceci représente un transfert de richesses via l’économie des frais scolaires de près de 400 millions de dollars US dans la poche des familles les plus démunies. Au niveau de l’électrification du pays, le projet hydroélectrique de Ruzizi III, bloqué depuis des années, a reçu le feu vert et permettra d’augmenter de 147 MW la capacité de production électrique du pays. Enfin, au niveau de la justice, comme je l’ai signalé au début de notre entretien, il y a eu plus d’arrestations et de mises en accusation pour corruption au cours de la dernière année qu’au cours des 60 premières années après l’indépendance, ce qui envoie un message fort. Tout cela, en travaillant avec son prédécesseur, le président Joseph Kabila, pour maintenir et mener à bien la première transition démocratique de l’histoire du pays. Et ceci sans majorité ni à l’Assemblée nationale, ni au Sénat. Je dirais donc qu’après dix-sept mois d’exercice du pouvoir, le bilan est plutôt positif.

Cela dit, les défis restent énormes, la vitesse d’exécution et les lourdeurs bureaucratiques restent paralysantes. Le président de la République en est conscient et travaille sur quelques réformes pour accélérer les choses.

L’épidémie du coronavirus va engendrer, entre autres conséquences, une grave crise sociale. Comment faudrait-il y répondre ?

Comme expliqué plus haut, il faut prendre des mesures d’urgence pour restructurer notre économie. Dans l’immédiat, il faut assurer la sécurité alimentaire ainsi que la sécurité physique des personnes dans les zones de conflits. Plus que jamais des conflits armés peuvent mettre en péril les avancées démocratiques. Le président de la République a pris des mesures en ce sens.

Vous avez promis des emplois aux jeunes congolais. Un an après cette déclaration, quel est votre bilan en la matière ? Où en sera-t-on à la fin de l’année 2020 ?

Je ne suis pas politicien et je n’ai fait aucune promesse. J’ai toutefois rappelé dans une interview, en février 2019, des propos que j’avais déjà tenus en 2016 lors d’un entretien avec le magazine M&B. A savoir que le pays devait, au cours des prochaines années, impérativement élaborer les conditions nécessaires à la création de 5 millions d’emplois neufs pour résorber la pression démographique des jeunes demandeurs d’emplois et être en mesure de casser le cercle vicieux de la pauvreté endémique. En dessous de ce chiffre, nous ralentissons la vitesse d’appauvrissement de la population mais nous ne renversons pas la tendance. A partir de ce chiffre, nous créons l´émergence de la RDC et entrons dans un cercle vertueux. Beaucoup n’ont toujours pas compris mon propos et continuent de penser que je me suis engagé à faire plus que n’importe quel humain au cours de l’histoire de notre pays en me responsabilisant du sort de 5 millions de chômeurs ! En tout cas, cette interprétation erronée de certains me donne droit à des interpellations parfois comiques parfois moins sur les réseaux sociaux.

Comment le pouvoir pourrait-il contribuer à l’éclosion d’une classe de multimillionnaires congolais dans le monde des affaires à l’instar par exemple du Nigeria ?

La création de multimillionnaires n’a en soit aucun intérêt économique particulier pour le pays. Les « super-riches » ne se fabriquent pas, ils se font eux-mêmes par leur travail. Si l’Etat crée les conditions favorables à l’épanouissement du plus grand nombre de personnes ainsi qu’une véritable méritocratie, les hommes et femmes les plus entreprenants, les plus travailleurs ou les plus créatifs pourront sans doute amasser des fortunes personnelles importantes. Mais la véritable mesure de leur succès se fera sur le « comment » ils auront accumulé leurs richesses, son utilisation et le partage de leurs connaissances avec la prochaine génération dans le but d’améliorer les chances de cette dernière à s’en sortir.

Le président Mobutu a créé en son temps d’un coup de baguette magique une classe de Congolais super-riches… Qu’est-ce que cela a apporté au pays ? Que reste-t-il de ces fortunes ? Notre succès sera collectif ou ne sera pas.

Propos recueillis par Jean-Mathis Foko

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 >