Le pire d’une gouvernance n’est pas dans la contestation de ses adversaires, mais dans la désillusion de ses propres partisans — lorsque ceux-là mêmes qui acclamaient hier se mettent à huer aujourd’hui, comme on le fit jadis à Nicolae Ceaușescu. C’est à ce moment précis que s’effondre le mythe du pouvoir, que s’éteint la ferveur et que naît la colère. Car aucune autorité, si puissante soit-elle, ne résiste à la rupture du lien de confiance entre le peuple et ses dirigeants.
L’histoire africaine récente regorge de ces tragédies politiques où les acclamations se sont transformées en huées, les louanges en malédictions. Mobutu Sese Seko, autrefois présenté comme le bâtisseur du Zaïre, termina son règne dans la solitude et la fuite, conspué par un peuple qu’il avait réduit au silence. Blaise Compaoré, adulé pendant des décennies, fut chassé par une insurrection populaire lorsqu’il voulut, de trop, prolonger son pouvoir. Robert Mugabe, héros de la libération du Zimbabwe, fut renversé dans la rue par ceux-là mêmes qu’il disait avoir affranchis.
La même mécanique s’est reproduite au Soudan, en Égypte, en Guinée, en Côte d’Ivoire : des dirigeants portés par l’espoir, par le souffle de la liberté et du renouveau, ont fini par être reniés, rejetés, parfois humiliés par la même foule qui les avait un jour célébrés. De Mouammar Kadhafi à Omar el-Béchir, d’Alpha Condé à Laurent Gbagbo, les cris de “vive le président !” se sont changés en « à bas le président » “qu’il parte le président !”.
Mais le drame se rejoue aujourd’hui, plus près encore, dans le Sahel, le Tchad, la Guinée, et au-delà. Des hommes arrivés au pouvoir par la force, sous le prétexte d’un salut national, s’y maintiennent désormais par des artifices, au mépris du temps, du droit et de la volonté populaire. Ils promettaient la rupture, ils ont reconstitué l’ordre ancien : celui de la peur, du silence et du mépris.
Quid de la réalité d’une élection lorsque près de la moitié des citoyens décident de ne pas participer au vote, certes librement et pour des raisons qui leur sont propres ? Quid du score d’une telle élection, loin d’être inclusive mais qui est une occasion d’auto-proclamation hors le peuple ? Quid d’un scrutin remporté à 53,6 % à 93 ans, lorsque l’on sait que la vie qui reste n’est plus celle qui gouverne, mais celle qui s’éteint ? Quid enfin d’un pouvoir héréditaire, lorsqu’un fils succède à son père dans les mêmes habits du commandement, s’érige en maréchal et prétend incarner la continuité d’une histoire que son peuple ne veut plus ?
Et que dire encore du Gabon, où l’on applaudit aujourd’hui un président porté par une transition annoncée comme salvatrice et qui aboutit à un vote global de oui ? L’histoire nous enseigne pourtant que les acclamations de la veille préparent souvent les huées du lendemain. Car dans nos contrées, l’on applaudit trop vite et l’on désenchante plus encore.
Tant que l’on fera de l’élection un pis-aller, un jeu de cache-cache par lequel il faut se maintenir au pouvoir en se jouant de ses adversaires pour les éloigner le plus loin possible de l’arène et du jeu électoral, notre démocratie restera affligée. Les moyens employés sont variés et insidieux : une justice instrumentalisée qui exclut sans raison légitime, des emprisonnements motivés par des motifs fantaisistes, mais aussi l’examen tatillon d’irrégularités procédurales — une photo d’identité manquante sur un dossier, une signature absente, des parrainages retirés au dernier moment. Des institutions clés comme les CENI et les CENA se muent parfois en cénacles opaques. Tant que l’organisation des scrutins restera l’affaire d’officines et de services secrets, l’Afrique souffrira d’une démocratie mal élue et ses dirigeants n’auront ni autorité morale ni conscience tranquille.
Ce cycle infernal, entre l’applaudissement et la réprobation, traduit une constante de nos régimes : la confusion entre le pouvoir et la mission, entre le mandat et la possession. Tant que l’exercice du pouvoir est perçu comme un droit personnel, et non comme une charge temporaire au service du peuple, le destin de tout dirigeant est d’être d’abord encensé, puis rejeté.
Le mal n’est donc pas seulement politique, il est moral et culturel. Il tient à l’absence d’une culture de la reddition de comptes, à la faiblesse des institutions, mais surtout à cette peur de la parole libre, de la critique, du désaccord. Car comme l’a si bien rappelé un ancien président malien :
« La catastrophe arrive vite, quand on n’a pas le courage de se parler, d’échanger, de regarder l’autre, de faire confiance à l’autre, si différent et si proche… quand tout se réduit au pouvoir, à la quête du pouvoir ! »
Les peuples africains, dans leur sagesse, savent applaudir la promesse, mais ils savent aussi huer la trahison. Et quand ils se mettent à huer, ce n’est pas la démocratie qu’ils renient, mais ceux qui l’ont trahie.
Par Mamadou Ismaïla KONATE, avocat à la Cour, Barreaux du Mali et de Paris, ancien Garde des Sceaux, ministre de la Justice



