Dans l’ombre des géants, le destin de la République démocratique du Congo est de se choisir sans se soumettre ni se compromettre.
Par Éric Mboma
Le monde, sans doute plus brutalement qu’il ne l’a été depuis un siècle, entre dans une nouvelle ère. Tandis que les grandes puissances – Chine et États-Unis en tête – redessinent les contours de l’ordre commercial, technologique et militaire mondial, rares sont les nations qui disposent encore de la possibilité de se choisir elles-mêmes un destin. La République démocratique du Congo, pourtant, fait partie de ces quelques exceptions. Mieux encore : elle n’a pas seulement cette opportunité – elle en porte la responsabilité. Entre les ambitions croisées des géants et les aspirations profondes de son peuple, entre la pesanteur de l’histoire et la promesse de l’avenir, la vocation du Congo est d’oser tracer sa propre voie, sans se soumettre, ni se compromettre.
Jamais, depuis son indépendance, la RDC n’a eu entre les mains un tel potentiel d’émancipation. Le XXIe siècle est façonné par la transition énergétique, l’électrification des usages, la numérisation des systèmes et le verdissement de l’industrie. Cette révolution – qui concerne notamment les batteries, les véhicules, les data centers, les réseaux, les armements et les infrastructures critiques – repose sur un socle minéral. Et ce socle est en grande partie congolais. La RDC concentre à elle seule environ 70 % de la production mondiale de cobalt, une proportion significative du cuivre, du lithium, du tantale, du germanium, sans compter ses vastes réserves inexploitées d’or, de nickel ou de terres rares. Pour les milliards de terriens qui se projettent dans une économie bas carbone, interconnectée et intelligente, l’avenir se construira littéralement sur le sous-sol congolais.
Et pourtant, l’histoire a déjà démontré à plusieurs reprises que la richesse géologique n’est pas, en soi, un facteur d’indépendance. Depuis des siècles, le Congo a fourni les intrants des grandes révolutions industrielles des autres : esclaves arrachés au bassin du fleuve pour alimenter les plantations américaines, caoutchouc extrait pour faire rouler les empires coloniaux, uranium congolais utilisé à Hiroshima, coltan devenu vital pour les smartphones et autres gadgets du monde entier, cobalt aujourd’hui au cœur de l’industrie des batteries. Cette contribution, bien qu’extraordinairement significative, n’a jamais été accompagnée d’un progrès équivalent pour le peuple congolais. Il est temps que cela change. Il est temps que le Congo cesse d’être le moteur invisible du progrès des autres, pour devenir l’architecte visible de sa propre élévation.
Entre influences croisées et opportunités historiques
La Chine s’est installée solidement dans le secteur minier congolais via des investissements massifs et une stratégie d’intégration verticale. L’accord Sicomines, signé en 2008, symbolise cette présence. Mais les résultats restent inégaux : peu de contenu local, faible transfert de compétences, déséquilibres contractuels notoires. Les États-Unis, de leur côté, amorcent un retour structuré en Afrique centrale. Un dialogue stratégique s’entame avec Kinshasa, visant un partenariat combinant accès sécurisé aux métaux critiques et engagement de stabilisation sécuritaire. Ce cadre pourrait annoncer un rééquilibrage historique, à condition que la RDC défende activement ses intérêts. Les nombreuses mesures que les États-Unis mettent en œuvre aujourd’hui dans le commerce mondial – relocalisation industrielle, sécurisation des chaînes d’approvisionnement, aides à la production verte – ouvrent une fenêtre d’opportunité. Mais celle-ci ne peut être saisie que par les pays qui s’y sont préparés. Qu’à cela ne tienne : la RDC peut encore se mettre en ordre de bataille pour faire de ses matières premières critiques un véritable levier de souveraineté. Elle peut, si elle le veut, devenir une puissance ascendante, capable de retenir une part croissante de la chaîne de valeur mondiale. Cette ambition exige une stratégie nationale rigoureuse. Des outils comme les matrices SWOT, PESTEL ou les grilles du Boston Consulting Group doivent éclairer les décisions politiques. Quels sont nos atouts ? Nos faiblesses ? Nos opportunités ? Nos menaces ? Cette discipline du diagnostic stratégique, rigoureusement suivie, permettra d’aligner les efforts de l’État dans les domaines les plus vitaux : les mines, bien sûr, mais aussi la formation et la valorisation du capital humain, la défense, l’innovation, l’infrastructure, la santé et la diplomatie économique.
À cet égard, il serait sage d’observer avec lucidité la prospérité spectaculaire de certains opérateurs étrangers actifs dans l’ancien périmètre de la Gécamines – et auparavant celui de son ancêtre belge, l’Union Minière. Par exemple, Glencore a généré un chiffre d’affaires global de plus de 217 milliards de dollars en 2022, en grande partie grâce à ses activités dans le cuivre et le cobalt en RDC, via la mine de Mutanda et la Kamoto Copper Company. CMOC, opérant à Tenke Fungurume, a exporté plus de 200 000 tonnes de cuivre et 20 000 tonnes de cobalt, générant plusieurs milliards de dollars. Barrick Gold, à Kibali, a produit 750 000 onces d’or la même année. L’expérience de Debswana au Botswana démontre qu’un cadre équitablement structuré peut permettre à l’État de capter jusqu’à 80 % des revenus diamantaires. Ces performances doivent inciter à une réflexion lucide sur nos erreurs passées, car les échecs sont souvent nos meilleurs enseignants. Il est impératif de concevoir des mécanismes innovants pour ancrer durablement cette prospérité au sein de la société congolaise, tant sur le territoire national qu’au sein de sa diaspora. Le développement de véhicules d’investissement populaires, la création de plateformes boursières locales ou l’émission d’obligations souveraines adossées aux ressources naturelles constituent autant de pistes à explorer. L’émergence d’une classe moyenne davantage impliquée dans ces initiatives favorisera l’éclosion d’une économie mieux structurée. Cette transformation permettra de passer d’une économie axée sur l’extraction à une société de participation, garantissant une prospérité durable et plus inclusive. Des expériences similaires dans d’autres pays africains démontrent la pertinence de cette approche. Par exemple, au Sénégal, le village de Ndem a mis en place des ateliers d’artisanat et des entreprises locales, créant des emplois et stimulant l’économie locale, tout en impliquant activement la communauté dans le développement économique.
De même, l’essor des fintechs en Afrique a considérablement amélioré l’inclusion financière. Entre 2020 et 2024, le nombre d’entreprises fintech en Afrique a presque triplé, passant de 450 à 1 263, selon le rapport « Finance in Africa 2024 » de la Banque européenne d’investissement. Cette croissance rapide a facilité l’accès aux services financiers pour des millions de personnes auparavant non bancarisées, contribuant ainsi à l’émergence d’une classe moyenne plus active économiquement. Ces initiatives ont permis de transformer des économies autrefois dépendantes de l’extraction en économies plus diversifiées et inclusives.
Il s’agira aussi de mieux impliquer la société civile dans le travail stratégique au service de la défense et de la promotion des intérêts vitaux de la RDC, un domaine qui constitue l’une des carences majeures dans la gouvernance globale du pays. Un appui, par exemple, à des initiatives telles que la « Clean Cobalt from Congo Initiative » (3C) lancée par la Congo World Foundation, qui se distingue par une approche holistique innovante ayant déjà réussi à réunir plusieurs parties prenantes dans l’écosystème de la production minière formelle et artisanale, avec des acteurs du développement communautaire pour un travail en synergie inscrit dans la durée. Voilà un projet fondamentalement endogène qui a prouvé que, malgré des ressources limitées, des Congolais volontaristes pouvaient structurer une initiative conçue dans une perspective locale et globale, avec une feuille de route qui attire l’attention positive au niveau international, répondant pertinemment aux exigences actuelles et futures en matière de responsabilité sociétale et de développement durable. C’est au prix de ce changement réel de paradigme que nous transformerons une économie d’extraction en une société de participation, gage d’une prospérité à long terme.
Explorer autrement pour libérer tout le potentiel congolais
La RDC doit également investir dans une politique d’exploration minière non conventionnelle. Des modèles comme celui de Kobold Metals – soutenu par Gates et Bezos – reposent sur l’intelligence artificielle et l’analyse géophysique prédictive, permettant de réduire les coûts et de corriger les asymétries d’information qui, jusqu’ici, ont pénalisé les pays africains. Ces nouvelles approches rendent plus accessibles des gisements auparavant invisibles, et replacent les États producteurs en position de force dans la négociation des contrats. Dans la même veine, l’approche iconoclaste de Robert Friedland, fondateur d’Ivanhoe Mines, mérite d’être soulignée. En s’éloignant volontairement des zones de prospection classiques, il a ciblé des régions de la RDC encore peu étudiées. Résultat : la découverte du gisement de Kamoa-Kakula, l’un des plus riches du monde, avec une teneur en cuivre de plus de 6 %. Cette audace géologique a démontré que le véritable potentiel congolais ne commence qu’à peine à être exploré. Elle ouvre la voie à une redéfinition ambitieuse de la carte minière du pays.
Et que dire de l’initiative d’Andrew Forrest, le milliardaire australien à la tête de Fortescue ? En 2022, il a annoncé un projet d’investissement estimé à 10 milliards de dollars pour développer une filière d’hydrogène vert à partir du barrage d’Inga. Qu’il aboutisse ou non importe peu. Ce projet illustre la capacité de la RDC à susciter des ambitions industrielles audacieuses, disruptives, capables de révolutionner les équilibres énergétiques mondiaux. La RDC peut devenir un laboratoire d’expérimentation technologique et un hub scientifique continental. Un véritable « pays-solution » pour l’Afrique et au-delà. Un tel projet pourrait générer des milliers d’emplois qualifiés et non qualifiés, impulser une chaîne de valeur industrielle complète, attirer des centres de recherche, transformer le tissu économique. Mais il faut aussi réformer notre cadre foncier pour garantir que ces développements respectent les droits ancestraux tout en assurant la souveraineté nationale.
Recentrer la transformation nationale sur l’homme congolais
Enfin, il faut rappeler que les zones minières sont des zones d’intérêt sécuritaire majeur. Ce que nous extrayons engage ce que nous défendons. Lee Kuan Yew³, lors de la création de l’armée singapourienne, demanda conseil aux Israéliens et aux Égyptiens. Ces derniers lui répondirent : « Donne à ton armée une mission vitale. Son destin doit être celui de la nation. » La sécurité du Congo est un enjeu géologique, humain et géopolitique. Mais au cœur de tout cela, il y a l’homme. Comme le rappelle le Professeur Alexis Takizala Masoso², recteur de l’Université Nouveaux Horizons à Lubumbashi, « on a tout essayé sauf l’homme ». Il faut ici entendre : l’homme congolais. Celui qui, au-delà d’être un bénéficiaire potentiel du développement, doit être placé au centre comme acteur, artisan de son destin, agent du développement de son pays, dans tous les secteurs de la vie nationale. Mais pour cela, il faut d’abord le sculpter, l’éduquer, le forger. Il faut en faire un citoyen au vrai sens du terme, un patriote conscient de la singularité du destin congolais. En 65 ans d’indépendance, la société congolaise a trop souvent perdu de vue la centralité du devoir patriotique. Elle a tenté mille réformes sans lui. Désormais, tout doit commencer par lui. Ce recentrage est en cours. Pour la première fois depuis plusieurs décennies, la RDC a fait de l’éducation une priorité nationale, notamment à travers le programme de gratuité de l’enseignement primaire public. Ce n’est pas un geste symbolique, mais une inflexion stratégique majeure. Ce chantier est ouvert : il faut le poursuivre, l’intensifier et le protéger. Car éduquer, c’est préparer les générations qui sauront transformer les ressources du sol en prospérité durable.
Dans ce cadre, l’expérience malaisienne prend tout son sens. Dr Mahathir Mohamad⁴, en misant sur l’éducation de masse et la formation de compétences locales, a permis à la Malaisie d’accéder à un statut industriel que peu lui prédisaient. Cette vision fondée sur la souveraineté du savoir et de la production peut servir d’inspiration directe à la RDC. Le moment est venu. Le reste du monde attend le réveil du Congo. Que ce réveil soit celui d’un pays debout, qui ne se soumet pas, ne se compromet pas, et qui s’élève de manière organisée, non pas contre les autres, mais avec lui-même.
L’auteur de cette tribune, Eric T. Mboma, est un expert en finance, mines et infrastructures. Il a eu à diriger plusieurs entreprises ; il est aussi administrateur de société. E-mail : eric.mboma@gmail.com
¹ Joseph Ki-Zerbo – Historien et philosophe burkinabè (1922–2006), fondateur du concept de développement endogène.
² Professeur Alexis Takizala Masoso – Recteur de l’Université Nouveaux Horizons, à Lubumbashi.
³ Lee Kuan Yew – Premier ministre fondateur de Singapour, architecte de l’équilibre stratégique souverain.
⁴ Dr Mahathir Mohamad – Deux fois Premier ministre de Malaisie, stratège de l’émergence industrielle du pays.