Tribune : Afrique et Agriculture à l’heure de la pandémie du coronavirus : La nécessité de joindre enfin l’acte à la parole

L’Afrique est à nouveau prise au dépourvu par les effets potentiels de la crise du covid-19 sur sa capacité à satisfaire les besoins alimentaires de sa population.

Les analystes font observer que l’Afrique, qui a une économie globalement extravertie, couvre une part importante de ses besoins alimentaires par des  importations. Or, la lutte contre la pandémie a obligé à mettre en confinement à travers le monde une bonne partie de la force de travail, ce qui a entraîné l’arrêt ou le ralentissement de la production dans les pays  fournisseurs  en denrées alimentaires. Cette situation,  aggravée par les mesures de restriction des mouvements des personnes et des biens, alimente la crainte de pénuries alimentaires dans les pays africains.

De surcroît, la complexité des chaînes de production mondiale ne permet pas d’avoir une vision claire des risques potentiels dans les approvisionnements en intrants, équipements et produits phytosanitaires nécessaires pour savoir si ceux-ci viendraient à manquer, au risque de ne pouvoir maintenir les niveaux de production actuels du secteur agricole africain.

Par ailleurs, les mesures de confinement prises en Afrique même peuvent également affecter la capacité de mener normalement les activités agricoles si la main-d’œuvre qui y participe est fortement atteinte par le covid-19ou se voyait durablement assignée à résidence.Pour faire face à la situation, des plans ont été annoncés,s’échafaudent et sont mis en œuvre çà et là pour faire face aux risques sur les approvisionnements alimentaires.

Le président Félix Tshisekedi, de la République démocratique du Congo,par exemple, lors de son message à la nation le 18 mars 2020,  avait recommandé au gouvernement de prendre des mesures pour protéger la santé de la population et de «  réfléchir,  l’économie étant extravertie, sur les modes d’approvisionnement en denrées alimentaires, spécialement pour prévenir la rupture de stock aux conséquences désastreuses sur le plan de la sécurité alimentaire et de la sécurité tout simplement ». Un plan de riposte a depuis été élaboré.

A l’occasion d’une réunion virtuelle, co-organisée par l’Union africaine (UA) et l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en avril 2020,  Janusz Wojciechowski, commissaire européen à l’Agriculture, a présenté l’aide financière de l’Union européenne (UE) pour l’Afrique, qui devrait dépasser les 20 milliards de dollars. Siméon Ehui, de la Banque mondiale, a, pour sa part, fait état de plusieurs initiatives de soutien, dont la possibilité de reconvertir 3,2 milliards de dollars de fonds non encore engagés. Pour la Banque africaine de développement, Martin Fregene, directeur de l’agriculture et de l’agro-industrie, a donné les éléments d’un programme de réponse face au Covid-19, qui intègre notamment un soutien technique et financier (https://www.un.org/africarenewal/fr/dernière-heure/covid-19-la-fao-et-l’union-africaine-s’engagent-à-protéger-la-sécurité-alimentaire).

Qu’est-ce qui garantit toutefois que ces plans produiront subitement des effets positifs alors qu’ « en temps de paix » toutes les actions menées jusque-là n’ont manifestement jamais produit les résultats escomptés ?Il faut en effet reconnaître que l’insécurité alimentaire n’est, hélas, pas un phénomène nouveau lié uniquement à la pandémie du Covid-19.

Il sied de rappeler qu’il y a un peu plus de 10 ans sévissait ce qui avait été appelé « la crise alimentaire », marquée par une hausse généralisée des prix. Il était fait état de « l’indice des prix alimentaires mondiaux calculé par la FAO (qui) a bondi de 36% en moyenne en 2007, et l’inflation s’est accéléré avec un prix du riz multiplié par quatre et celui de l’huile de palme progressant de moitié en quelques mois dans certaines régions d’Afrique. La facture céréalière des pays d’Afrique les plus pauvres devait augmenter de 74% en 2008 » (Jeune Afrique n0 2468, Dossier le Choc alimentaire p.21). On avait calculé alors que « lorsque les prix augmentent de 1%, les dépenses alimentaires des plus pauvres reculent de 0,75%». Certains observateurs voyaient se profiler le spectre de famines du type de celle qui avait frappé l’Ethiopie durant les années 80.

Le Sommet mondial pour l’Alimentation, tenu à Rome en 1996, avait fait le constat que « près de 790 millions de personnes souffraient d’un manque de nourriture dans les pays en développement et que les famines menaçaient de mort et de malnutrition 22 millions de pauvres en Afrique australe et orientale »(Le Courrier n195, nov-déc. 2002, p.4)

La BAD révélait en 2019 qu’en Afrique « le solde agricole est lourdement déficitaire, les importations dépassant 65 milliards de dollars par an (…) Si rien n’est fait, la facture pourrait s’alourdir à 110 milliards en 2025 »(Bulletin des Assemblées Annuelles du Groupe de la BAD, 12 juin 2019).

Pourtant, à chacune de ces périodes et à chacun de ces évènements, les mesures, programmes et autres plans de relance n’ont pas manqué.En effet, au plus fort des Programmes d’ajustement structurel, dans les années 1980-90, il avait été question notamment de libérer l’offre de produits agricoles des entraves de l’étatisation, de l’excès de règlementation et par la libéralisation des prix. Ce fut la période de suppression de tous les offices de café, cacao, coton, riz du fait de la supposée inefficacité des interventions de l’Etat.

Plus tard, au niveau continental, la Déclaration de Maputo,en 2003, les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) et la Vision 2063, par exemple, ont préconisé des mesures pour éradiquer la faim en Afrique.D’autant que, selon la FAO, une croissance dans le secteur agricole était plus efficace car « 11 times more effective at reducing poverty in sub-saharan africa as growth in other sectors (New African, March 2014, p. 23).

Les OMD, en effet, reconnaissant que l’agriculture représentait en moyenne 33% du PNB africain, ambitionnaient de réduire la faim de moitié dans cette partie du monde à l’horizon 2015…En 2003, les chefs d’Etat africains signaient la Déclaration de Maputo, qui consacrait leur mesure-phare d’affecter 10% des budgets nationaux au secteur de l’agriculture.Le Sommet de Maputo adoptera également le programme CAADP (Comprehensive Africa Agriculture Development Program) décrivant les politiques et stratégies africaines pour la transformation et l’amélioration des performances des systèmes de production agricole du continent.

En 2012, sous le leadership du président Barack Obama, il est lancé la Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition (Nasan). Cette initiative est basée sur une mobilisation accrue du secteur privé. C’est ainsi qu’au Sommet de Camp David (USA) de 2012, 45 multinationales signeront des Lettres d’intention appelées « Private sector Declaration of Support for African Agricultural Development », soulignant leur engagement à conclure des partenariats publics-privés« responsables » à cet effet.

En juillet 2013, lors de la réunion de haut niveau co-organisée par l’AUC (Commission africaine), la FAO et l’Institut Lula du Brésil, les responsables africains se sont fixé comme objectif d’éradiquer la faim du continent en 2025.Le temps presse!

2014 est décrétée par l’Union africaine, « Année de l’agriculture et de la sécurité alimentaire ». Le rapport d’évaluation de la décennie appelle,en janvier 2014,les leaders africains au sommet d’Addis-Abeba, à adopter un programme renforcé du CAADP pour accélérer les transformations économiques. Ce qui fut fait.Dans la Position commune africaine, adoptée par la Déclaration de N’Djamena du 28 février 2014, ayant préparé l’Agenda post-2015 remplaçant les OMD,  l’objectif est désormais de mettre fin à l’extrême pauvreté en 2030. Par ailleurs, toujours en 2014, il a été lancé le « Sustaining CAADP Momentum Results Framework (2014-2024) », qui fixe les résultats attendus dans le cadre d’une stratégie de croissance tirée par le développement agricole.

Qui, aujourd’hui, se souvient encore de tous ces plans et autres déclarations (sans oublier que pratiquement tous les Etats africains disposent également de plans nationaux) ? Force est de constater aujourd’hui que les programmes et autres déclarations n’ont eu que de maigres effets sur la croissance de la production agricole.

En effet, il ressort que :

  • Moins d’un cinquième des Etats africains ont respecté tous les objectifs de la Déclaration de Maputo ;
  • Le taux de croissance agricole n’aurait, en moyenne, pas dépassé les 4% durant les 20 dernières années.

Dans un rapport conjoint FAO-ONUDI de janvier 2008 (La mécanisation de l’agriculture en Afrique… Il est temps d’agir, p.3), utilisant des indicateurs de la Banque mondiale, il est fait état des comparaisons suivantes entre l’Afrique et 9 pays en développement d’Asie et d’Amérique latine:

  • Les rendements par hectare de maïs et de céréales sont de 1040 tonnes enAfrique contre une moyenne de 3348 dans les 9 pays ;
  • L’utilisation d’engrais (kg/ha) est de 13 en Afrique contre 208 dans les 9 pays ;
  • Le pourcentage de terres arables irriguées est de 5 en Afrique contre une moyenne de 38 dans les 9 pays ;
  • Le nombre de tracteurs pour 1000 hectares est de 28 en Afrique contre une moyenne de 241 dans les 9 pays.

Les quelques progrès enregistrés dans certains pays (Ghana, Burkina Faso, Ethiopie…) méritent d’être signalés, mais ne remettent pas en cause la tendance globale allant dans le sens d’une persistance de la crise agricole sur le continent.

Les causes expliquant les contre-performances d’hier dans ce secteur demeurent les mêmes aujourd’hui :

  • Faible productivité des techniques utilisées ;
  • Sous-financement de l’agriculture ;
  • Interventions étatiques inefficaces ;

Il n’est pas possible dans le cadre de cet article d’opinion de se prononcer sur la pertinence ou la viabilité des politiques et stratégies élaborées en matière de développement agricole depuis plus de vingt ans.

Mais à notre sens, la principale cause de cet état de chose ne peut résider dans le manque de stratégies, de ressources ou de compétences, au regard de la succession des Plans et Déclarations, certainement bien élaborés, en faveur de l’agriculture mentionnés précédemment. Pour nous, hormis les situations de conflit armé et instabilités socio-politiques qu’ont connu beaucoup de pays, l’absence de résultats dans le secteur agricole est probablement le fait d’un déficit criant de leadership dans le chef des élites qui conduisent les politiques économiques nationales africaines depuis les indépendances.Sinon, comment comprendre que, près de 20 ans après, moins de la moitié des Etats africains financent leur secteur agricole à moins de 10% tel que voulu en 2003 à Maputo ?

Que les politiques adoptées en commun (CAADP et autres, évoqués plus haut) pour atteindre une certaine autosuffisance alimentaire n’ont généralement pas été suivies d’actions, voire de stratégies de mise en œuvre pour avancer vers l’atteinte de l’objectif désiré ?

Le leadership, c’est l’action et l’influence persistante que l’on exerce sur les affaires publiques, qui procèdent d’une vision et d’une volonté d’aboutir à des transformations qualitatives positives.Si les stratégies décrivent les réformes à mener, la manière et la volonté de les conduire relèvent du leadership.

La vision, la persévérance dans l’application des réformes, la capacité de créer un consensus général sur les politiques, de mener le dialogue avec le privé, le sens du respect des engagements pris, l’intégrité dans la gestion des fonds publics, la recherche constante du bien-être de la communauté,le souci de l’évaluation des actions menées, la recherche objective des meilleures compétences, la capacité à préparer la succession pour assurer la continuité des programmes, sont probablement les ingrédients qui ont manqué, pour diverses raisons, dans la mise en œuvre des plans de développement.

Dans un article  intitulé « Le Vietnam, une nouvelle réussite du modèle de développement asiatique » (2005, Agence française de développement), Jean Bernard Veron, qui décrit l’évolution des performances économiques de ce pays à partir des années 80, après plus de deux décennies de guerre, conforte l’idée que la gouvernance est un facteur clé.

S’agissant de l’agriculture, il observe d’abord que « le pays qui, avec une production de 15 à 16 millions de tonnes de riz peinait à couvrir ses besoins (…) a plus que doublé les tonnages (35 millions de tonnes en 2003) et est devenu le 3è exportateur mondial de cette céréale. Le même constat vaut pour le café, dont la récolte est passée de 12 000 tonnes à 755 000 tonnes, ou pour le caoutchouc (48 000  tonnes et 363 000 tonnes) ».

Il situe les causes de cette réussite au niveau de la bonne gestion économique caractérisée notamment par :

  • Un Etat fort, capable et désireux d’exercer un pilotage centralisé de l’économie sans étouffer les initiatives individuelles.
  • L’alliance étroite entre l’appareil d’Etat et les opérateurs économiques, ce qui est évident dans le cas des entreprises publiques (…) et pour les acteurs privés.
  • Une gouvernance financière, technique et économique de qualité.

C’est tout le modèle asiatique qui est brossé à travers ces caractéristiques.

On comprend donc que dans ce pays-là, à l’inverse de l’Afrique, « dire ce n’est pas faire », et que la réussite des plans de développement agricole, entre autres,  suppose que le souci d’éradiquer la faim soit véritablement au centre des préoccupations des politiques publiques.

Ainsi, au moment où les décideurs sur la scène économique en Afrique cherchent à créer les conditions d’une autosuffisance alimentaire en cette période marquée par la pandémie du Covid-19, il importe de leur rappeler que les plans de développement agricoles n’ont pas manqué sur le continent africain. Ce qui a manqué c’est la volonté forte de les mettre en œuvre, dimension essentielle du leadership. Lorsque cette volonté est là, l’exemple de certains pays asiatiques démontre que les résultats aussi sont là.

 

Charles OMARY BILADI

Directeur des études au Fonds de promotion de l’industrie (FPI) en RDC.